Dimanche 16 septembre 2018
24ème dimanche ordinaire, B
L’Evidence de Dieu?
Le fond de la chapelle est assez vivement éclairé. Au-dessus du maître-autel, vêtu de blanc, un vaste appareil de plantes, de candélabres et d’ornements est dominé par une grande croix de métal ouvragé qui porte en son centre un disque blanc mat. Trois autres disques de même dimension, mais d’une nuance imperceptiblement différente, sont fixés aux extrémités de la croix. Je suis déjà entré dans des églises, pour l’amour de l’art, mais je n’avais jamais vu d’ostensoir habité ni même, je crois, d’Hostie, et j’ignore que je suis en face du Saint-Sacrement, vers lequel montent deux files de cierges allumés. La présence des disques supplémentaires et les complications dorées du décor me rendent plus difficile encore l’identification de ce soleil lointain. La signification de tout cela m’échappe, d’autant plus aisément que je ne la poursuis guère.
Debout près de la porte, je cherche des yeux mon ami et je ne parviens pas à le reconnaître parmi les formes agenouillées qui me précèdent. Mon regard passe de l’ombre à la lumière, revient sur l’assistance sans ramener aucune pensée, va des fidèles aux religieuses immobiles, des religieuses à l’autel, puis, je ne sais pourquoi, se fixe sur le deuxième cierge qui brûle à gauche de la croix. Non pas le premier, ni le troisième, le deuxième. Et c’est alors que se déclenche, brusquement, la série de prodiges dont l’inexorable violence va démanteler en un instant l’être absurde que je suis et faire venir au jour l’enfant que je n’ai jamais été.
Tout d’abord, ces mots me sont suggérés : vie spirituelle. Ils ne me sont pas dits, je ne les forme pas moi-même, je les entends comme s’ils étaient prononcés près de moi à voix basse par une personne que je ne vois pas encore. La dernière syllabe de ce prélude murmuré atteint à peine en moi la rive du conscient que commence l’avalanche à rebours. Je ne dis pas que le Ciel s’ouvre : il ne s’ouvre pas, il s’élance, il s’élève soudain, fulguration silencieuse, de cette insoupçonnable chapelle dans laquelle il se trouve mystérieusement inclus.
Comment le décrire avec ces mots démissionnaires qui me refusent leurs services et menacent d’intercepter nos pensées pour les consigner au magasin des chimères ? Le peintre à qui il serait donné d’entrevoir des couleurs inconnues, avec quoi les peindrait-il ? C’est un cristal indestructible, d’une transparence infinie, d’une luminosité presque insoutenable (un degré de plus m’anéantirait) et plutôt bleue, un monde, un autre monde d’un éclat et d’une densité qui renvoient le nôtre aux ombres fragiles des rêves inachevés. Il est la réalité, il est la vérité, je la vois du rivage obscur où je suis encore retenu.
Il y a un ordre dans l’univers et à son sommet, par-delà ce voile de brume resplendissante, l’Evidence de Dieu, l’évidence faite présence et l’évidence faite personne de celui-là même que j’aurais nié un instant auparavant, que les chrétiens appellent notre père, et de qui j’apprends qu’il est doux, d’une douceur à nulle autre pareille, qui n’est pas la qualité passive que l’on désigne parfois sous ce nom, mais une douceur active, brisante, surpassant toute violence capable de faire éclater la pierre la plus dure et, plus dur que la pierre, le coeur humain.
Son irruption déferlante, plénière, s’accompagne d’une joie qui n’est autre de l’exultation du sauvé, la joie du naufragé recueilli à temps, avec cette différence toutefois que c’est au moment où je suis hissé vers le salut que je prends conscience de la boue dans laquelle j’étais sans le savoir englouti, et je me demande, me voyant par elle encore saisi à mi-corps, comment j’ai pu y vivre, et y respirer.
En même temps, une nouvelle famille m’est donné qui est l’Eglise, à charge pour elle de me
conduire où il faut que j’aille, étant entendu qu’en dépit des apparences une certaine distance me reste à franchir, qui ne saurait être abolie que par le détour de la gravitation. Toutes ces sensations que je peine à traduire dans le langage inadéquat des idées et des images sont simultanées, comprises les unes dans les autres, et après des années je n’en aurais pas épuisé le contenu. Tout est dominé par la présence, au-delà et à travers une immense assemblée, de Celui dont je ne pourrais plus jamais écrire le nom sans que me vienne la crainte de blesser sa tendresse, devant qui j’ai le bonheur d’être un enfant pardonné, qui s’éveille pour apprendre que tout est don.
André Frossard (1915-1995), Dieu existe, je l’ai rencontré, Paris, 1969, pp. 163-167.